Au quotidien, la cuisine selon les saisons, les vins selon l'humeur, la littérature qui va avec, les bistrots et les restaurants, les boutiques qui nourrissent le corps et l'esprit, bref tous les plaisirs de bouche et de l'âme.
28 Janvier 2014
Jean Chanrion nous a quittés au moment de la Saint-Vincent, lui qui l'a tant fêtée. Il était dans sa 75e année. Depuis des années, il voyageait entre sa chère La Clayette (Saône-et-Loire) où il s'était retiré et Paris. A la fin de l'année 2012, ce bistrotier qui a été une figure du pavé parisien de la bistrologie signait encore un livre auquel il avait participé, "Sorties de table" ("L'Eloquent Editeur"). C'était au "Royal Saint-Jacques" dans le 5e. Dans ce bouquin, il écrivait : "Comme tout le monde, je garde en souvenir ces fameux repas de famille, à chacune des occasions de la vie : baptêmes, communions, fiançailles, mariages, anniversaires, retours d'enterrement... Tous interminables pour des enfants bien souvent cachés sous la table , cherchant plutôt à jouer entre les plats et se souciant peu des anecdotes, sûrement croustillantes, qui restent l'affaire des grands. Tout au plus ai-je quelques souvenirs précis de la tante Marthe qui ne manquait pas de nous interpréter "Les Roses Blanches" et de l'aïeul de service qui évoquait immanquablement les affres de "la dernière" [NDLR - Dernière guerre, celle de 14-18]. Plus tard, il y eut les bringues avec les copains : "le père cent", la quille, les enterrements de vie de garçon et bien d'autres encore... Cependant le lieu de prédilection des instants magiques autour de la table reste pour moi le bistrot, ce qui n'est pas complètement anormal pour un bistrotier". A l'instar de Hubert de Gevigney qui est de la marine, amiral quand même, alors que l'ami Jean, lui, n'était que chef-cuistot sur la "Jeanne-d'Arc" pendant son service militaire de 1959 à 1961, Jean Chanrion aurait pu raconter : "Tenant le ballon par la colonne entre le pouce et l'index, il fait tourner la liqueur à hauteur de ses yeux dans un oblique parfait, digne de l'orbite terrestre autour de l'axe des pôles. On devine, au parcours délicat imprimé au liquide, à l'inspiration que l'on sent monter à travers sa moustache, que la dernière tirade sera du grandiose. Il ferme un instant les yeux... Enfin, dans une sorte d'extase, il libère, soulagé : "Regarde-moi ça si c'est du propre !". Et je le vois encore, derrière son comptoir, à sortir de derrière les fagots quelque quille de beaujolais, son vin de prédilection, me disant : "Roger, il faut que tu goûtes !". Mais le petit Jean des débuts, c'était un parcours scolaire à Lagny-sur-Marne au Collège Saint-Laurent : ce fût court, il a fait ses vraies universités bien plus tard, sur le tas. Il entra d'abord en pâtisserie, en 1953, chez Loiseau à Paris, puis on le trouve à l'Hôtel Métropole à Monte-Carlo (Principauté de Monaco) en 1957 jusqu'en 1959, moment où il participe à l'aventure de la "Jeanne d'Arc", faisant le tour du monde comme cuistot. Il en a tiré un livre émouvant, "Lettres du cuisinier du Commandant de la Jeanne-d'Arc à son père". A son retour, il intègre la pâtisserie Gourmaud à Paris, en 1961, jusqu'à 1965. Mais sa vocation de boulanger-pâtissier n'a pas duré : il en tâte bien encore quelques années, mais rapidement, il va s'orienter vers la restauration, le bistrot. Je l'ai d'abord aperçu au comptoir de Jean Nouyrigat au "Père Tranquille", avenue du Maine dans le 15e, sûrement alors que Pierre Chaumeil, le rédacteur en chef de "L'Auvergnat de Paris", en était un des fidèles. C'est alors qu'il ouvrit "Le Moulin de la Boulange", rue de Vouillé dans le 15e. Une drôle d'ambiance, des paroissiens pas si tranquilles que cela, des nourritures roboratives, d'inspiration nettement beaujolaises et lyonnaises, les crus qui vont avec, la "vipérine" pour les fins de soirée, et des nuits qui ne se terminaient pas. Puis, vinrent quelques malheurs personnels, sa première femme est décédée, puis il y eut ses deux fils aussi. Les choses de la vie, pour lui comme pour d'autres. Un passage à vide pendant ces événements s'ensuivit : nous l'avons retrouvé dans un drôle d'endroit rue du Faubourg-Montmartre avec étage qu'il vivait quelque peu comme une pénitence, mais il continuait d'assumer sa cuisine de bistrot. Cela n'a, heureusement, pas duré. Ce fût ensuite le temps de son bistrot d'anthologie, "Le Vin des Rues", pour rappeler le titre éponyme de l'ouvrage de son pote Bob Giraud, illustré par Robert Doisneau qui avait ici aussi sa table. Il y avait là tout ce que Paris compte de buveurs patentés, d'ivrognes impériaux, de gourmets jamais fatigués, de gens qui se mettaient à table pour arrondir la conversation, des gens comme vous et moi, des ouvriers, des portefaix, des avocats, des décorateurs (Slavik était voisin), le maire socialiste du XIVe (Jean a toujours défendu des idées de gauche, ce qui est tellement rare dans ce milieu), des journalistes de bouche et d'autres, des sportifs qui n'étaient pas les derniers à écluser force verres. C'était un bistrot pour l'exemple et Jean y cuisinait comme si c'était pour lui, avec une générosité fraternelle, levant le coude avec tout le monde. Il buvait à ses rêves, à nos rêves. Il restera dans nos souvenirs heureux. A Catherine, son épouse, Olivier, son fils, Myriam, sa belle-fille, Alexandre et Guillaume, ses petits-fils, j'adresse une pensée émue. Et je ne doute pas qu'il dirait comme moi, aujourd'hui à un festin que nous rejoindrons tous, bon appétit et... large soif ! - On lira aussi mes chroniques sur ce blog avec les liens suivants : http://www.toutnestquelitresetratures.com/article-l-elocoquent-et-sorties-de-table-a-vous-dit-quelque-chose-112539924.html et http://www.toutnestquelitresetratures.com/article-le-paris-bistrotier-au-royal-saint-jacques-avec-jean-chanrion-113422574.html - Ainsi que "Sorties de Tables" (L'Eloquent Editeur, 2012) et "Lettres du cuisinier du Commandant de la Jeanne d'Arc à ses parents" (Editions Volets-Verts). PS - En novembre dernier, nous devions déjeuner à l'occasion du beaujolais nouveau : cela ne s'est pas fait, dommage...