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28 Février 2019
La saga du Michelin est en berne. De 1900, dernière année du XIXème siècle, jusqu’à aujourd’hui, ce formidable voyage à travers le temps vire à la farce. Le tiroir-caisse s’est substitué aux notions élémentaires prônées jadis par les fondateurs du Guide Michelin, André et Edouard Michelin.
Les deux frères étaient porteurs d’une exceptionnelle volonté de service, se moquant des modes et des humeurs. Les années passaient, mais le Michelin restait.
Ils avaient inventé un langage qui s’inscrivait dans la tradition des hiéroglyphes égyptiens ou des idéogrammes chinois. Ces signes conventionnels ont évolué au cours des années pour s’adapter à l’air du temps. Mais, bien sûr, il en est un qui a acquis une célébrité mondiale, c’est la fameuse étoile Michelin.
C’est dans le Guide Michelin de 1923 qu’apparaît la rubrique « Hôtels et Restaurants recommandés ». En 1926, la petite étoile est associée au symbole des hôtels avec la définition suivante : « Ce signe, complétant l’un de ceux ci-dessus, indique les hôtels possédant une table renommée ». L’étoile de bonne table était née. Le niveau des deux et trois étoiles seront créés en 1931 pour la province et en 1933 pour Paris. Des catégories suivies d’un commentaire de mots simples : «Une des meilleures tables de France ; vaut le voyage » pour un trois étoiles ; « Cuisine excellente ; mérite un détour » pour un deux étoiles et « Une bonne table dans la localité » pour l’étoile.
C’est aussi de cette année que l’on peut dater la création d’un corps d’inspecteurs qui, alors, était un bras armé du Guide, avec des visites anonymes, le règlement systématique de leurs notes et leurs observations discrètes fondées sur une expérience éprouvée. En 1937, on trouve dans l’ouvrage une citation éloquente : « Pour être inscrit au Guide Michelin, pas de piston, pas de pot de vin ! ».
A l’époque, la fleur de la cuisine française des trois étoiles s’appelait Eugénie Brazier (au col de la Luère) et Marie Bourgeois (à Priay), Fernand Point (à Vienne) – qui fût le premier chef à venir saluer les clients en salle – André Terrail (à Paris), Joseph Barattero (à Lamastre), Francis Carton (à Paris), Francis Pernollet (à Belley), que rejoindront bientôt les Dumaine (à Saulieu), Foillard (à Lyon), Pic (à Valence), etc.
De même, le Guide se veut au service des gastronomes, en indiquant les spécialités régionales offertes à table, la carte de celles à rapporter de voyage, les principaux fromages, les bons vins et le classement des millésimes, des bonnes cartes des vins des restaurants. Jusqu’à une certaine époque, le Guide vous parlait d’aïoli, de beurre blanc, de bourride, de brandade, de cassoulet, de cotriade, de crémets, de garbure, de kougelhofp, de pochouse, de poutargue et même de ravioli. Aujourd’hui, on cherche vainement la liste des spécialités.
Les tables étoilées affichaient aussi des spécialités tels que la poularde demi-deuil, le gratin de queues d’écrevisses, le lapereau farci en gelée, le fond d’artichaut au foie gras, la langouste soufflée alors qu’avec l’avènement de la nouvelle cuisine on trouvait de la vinaigrette de crustacés aux aromates, des filets de rouget au céleri et du loup farci à la mousse de homard.
C’était le temps où le Michelin pouvait affirmer – sans grand risque d’être contredit – qu’il s’imposait « par la rigueur de ses méthodes, l’anonymat de ses inspecteurs et l’indépendance de ses choix ».
Qu’en est-il de tout cela alors que le Guide Michelin est entré dans l’ère de l’informatique et de l’internet à tout-va. En 1989, alors que la Manufacture française des pneumatiques Michelin fête ses cent ans, le Guide apparaît pour la première sur le Minitel. En 1997, le Guide crée le site internet www.michelin-travel.com. En 2000, le Guide sera accessible sur un nouveau site, www.ViaMichelin.com (en anglais, allemand, espagnol, français et italien), en même temps que l’édition 2000 sera le plus fort tirage de son histoire, 880.254 exemplaires, chaque exemplaire étant numéroté (je possède le 454.431). Aujourd’hui, son tirage est tombé – d’après les experts – à moins de 50.000. Il faut aussi vous informer que la recherche d'un itinéraire sur ce site implique systématiquement l'indication du McDonald's les plus proches. Un comble pour un Guide qui est sensé vanter la gastronomie de haute qualité.
C’est de cette époque-là que date la première évolution du Guide Michelin qui, pour l’heure, incarnait encore une référence comme institution indépendante. Depuis 2000, il faut dire que la valse des dirigeants successifs a mené à une internationalisation croissante des éditions à vocation commerciale, engendrant ipso facto une mondialisation des choix gastronomiques – souvent relégués au second plan – pour privilégier l’uniformisation de l’offre dans des assiettes minimalistes tout en fadeur. Depuis quelques années déjà, la direction internationale des Guides Michelin s’évertue à présenter à grand renfort de show, plus ou moins fastueux et plus ou moins réussis, ses éditions moyennant l'apport des sponsors, voire même des contreparties financières jamais négligeables pour le portefeuille (est-il bien utile d’envisager une édition à Dubaï ?).
Nous savons aussi, depuis peu, que le Michelin vend désormais des ustensiles de cuisine dans les grandes surfaces, qu’il devient prestataire de service avec sa plate-forme payante de réservation ouverte à tous les restaurants (deux euros par couvert de commission et un forfait mensuel d’une centaine d’euros), que le Guide s’infiltre dans les émissions culinaires (Top Chef) avec ses inspecteurs qui dégusteront les plats des chefs qui candidatent, que le Guide, on ne sait trop pourquoi, a pris une participation de 40 % dans Le Fooding, acquis par ailleurs la société du grand manitou du vin Robert Parker.
En revanche, ce que l’on ne sait pas, c’est le nombre d’inspecteurs qui travaillent pour cette désormais labyrinthique maison d’édition – pas moins d’une trentaine de publications -, ni quelles sont l’éthique et les instructions qui leur sont données, au détriment d’une transparence que l’époque impose pourtant au vu des récentes décisions de suppressions d'étoiles de certains restaurants (Le Carré des Feuillants et Le Trou Gascon à Paris, L'Auberge de l'Ill en Alsace).
Le nouveau directeur international du Guide, Gwendal Poullennec, pourra-t-il apporter quelques réponses et inverser la tendance du tiroir-caisse ? Pas sûr. Après la grandeur de son XXème siècle, le XXIème annonce-t-il la décadence ou même la chronique d’une mort annoncée du Guide Michelin ?
En attendant, bon appétit et large soif !